Culture de l’instantané : quand la connectivité devient contre-productive
Malgré mon affinité pour les nouvelles technologies, l’utilisation de messageries instantanées au travail m’a toujours paru contre-productive.
Que ce soit Slack, Microsoft Teams ou d’autres solutions similaires, l’avantage apparent que ces outils apportent semble être au détriment de la productivité du groupe.
Ces logiciels, combinés à notre dépendance aux smartphones, ont redéfini les règles de la communication au travail.
Il est même quasiment impossible de s’en détacher puisqu’ils nous suivent partout, confortablement installé dans notre poche.
Résultat : la connectivité constante est devenue la culture par défaut.
On attend des employés de lire et répondre aux messages instantanément, sous peine de sanction.
Pourtant, la culture de la connectivité est une des causes principales des distractions omniprésentes dans le monde du travail.
Pour moi, la connectivité constante est contre-productive, et je vais vous le prouver dans cet article.
Le lien infondé entre connectivité et qualité professionnelle
Les personnes travaillant dans le milieu des services professionnel (consultants, services financiers, comptables, avocats, etc.) sont particulièrement touchées par la culture de la connectivité constante.
Il est courant dans ces milieux de penser qu’être constamment disponible pour le client est une preuve de professionnalisme et de qualité du service.
Pourtant, la relation entre connectivité constante et qualité du travail n’a jamais été fondée.
Pour vérifier cela, deux chercheuses américaines, Leslie A. Perlow et Jessica L. Porter, ont passé 4 ans à étudier le comportement des professionnels du Boston Consulting Group (BCG), un des cabinets de conseil les plus prestigieux au monde.[1]
Avant de commencer cette étude, les chercheuses sondèrent plus de 1 000 professionnels travaillant dans le conseil afin de mieux comprendre leurs habitudes de travail.
94 % affirmèrent travailler plus de 50 heures par semaine, et presque la moitié plus de 65 heures par semaine.
Cela n’inclut pas les 20 à 25 heures passées à surveiller leurs emails en dehors du travail (à l’époque de l’étude, principalement sur leurs BlackBerry, mais on peut assumer que ce phénomène persiste, voir s’aggrave avec l’utilisation des smartphones).
Lors de leur expérience au BCG, les chercheuses imposèrent une méthode radicale en demandant à un petit groupe de consultants de prendre un jour de congé complet en plein milieu de leur semaine de travail.
Durant cette journée, ils avaient interdiction de travailler et de lire leurs emails ou toute autre forme de messages professionnels.
Un second groupe fut quant à lui déconnecté de la même manière, mais seulement après 18 h, une fois par semaine.
Le but de ce test était de mesurer les effets d’une déconnexion totale sur la qualité du travail et le bien-être des participants.
L’expérience a d’abord été reçue avec résistance, la plupart des participants ayant peur de décevoir leur client ou de diminuer leur chance de promotion.
Mesurer la qualité du travail d’un consultant peut être très difficile et bien qu’il existe des méthodes, leur performance se base souvent sur le nombre d’heures travaillées.
C’est le présentéisme qui l’emporte.
Avec ce constat établi, les chercheuses réussirent tout de même à lancer leur test et forcer une partie du personnel à prendre un jour de repos en pleine semaine.
Au début de l’expérience, les participants durent attribuer une note à l’affirmation suivante : « Je me sens respecté lorsque j’établis des limites à mon temps de travail » (noté de 1 pour « fortement en désaccord » à 7 pour « fortement en accord »).
Le premier mois, l’équipe participante répondit en moyenne avec un score de 3,7.
Au bout de cinq mois, ce résultat passa à 5,2.
L’étude montra aussi que tous les participants à cette expérience souhaitèrent conserver une part de leur temps totalement déconnecté.
Encore plus étonnants, 76 % des personnes n’ayant pas participé à l’étude souhaitaient eux aussi être inclus dans l’expérience après en avoir entendu parler.
Les participants déclarèrent aussi être plus satisfaits de leur travail, avoir une plus grande chance d’établir une carrière au long terme dans l’entreprise et bénéficier d’un meilleur équilibre de vie.
Autre fait important, les participants déclarèrent avoir fourni un travail de meilleure qualité à leurs clients.
Ce que nous montre cette expérience est donc que malgré la culture établie dans ce groupe, son utilité n’est pas fondée.
Faute de questionnement, elle semble pourtant persister et même s’aggraver du fait des nouveaux outils disponibles.
Pourquoi la connectivité constante persiste-t-elle ?
La réponse peut surprendre, mais est plutôt claire : c’est par facilité.
Être constamment connecté et réactif est plus simple que de chercher à créer des barrières aux distractions.
Être réactif est plus simple que de planifier des tâches au long terme.
Se laisser déranger est plus simple que de refuser d’être interrompu.
En sommes, la culture de la connectivité bénéficie de notre paresse.
Cal Newport, auteur de Deep Work, nomme ce phénomène le « Principe de Moindre Résistance » (Principle of Least Resistance[2]) et le définit ainsi :
Deux forces naturelles poussent vers le Principe de Moindre Résistance :
- Le besoin personnel : s’il est possible de recevoir une réponse immédiate dès que l’on fait face à un problème, le travail devient plus « facile ». Le besoin de planifier disparait. On se complait alors dans une réactivité qui nous enlève ce poids des épaules, au détriment de la concentration du groupe.
- La mesure de la performance : dans un environnement où la connectivité constante est acceptée, voire encouragée, il est plus simple de suivre le mouvement général. Au lieu de développer des capacités d’organisation personnelle, il est plus facile de réagir au prochain email. Le fait que la performance soit indexée sur la réactivité encourage la préservation de ce comportement.
Il est par exemple plus facile de transférer un email à toute une équipe en espérant recevoir une opinion constructive, plutôt que de réfléchir soi-même au contenu de l’email et d’établir une analyse personnelle.
Résultat : les emails sans contexte demandant seulement « qu’en pensez-vous ? » foisonnent dans nos boites de réceptions.
Le Principe de Moindre Résistance est la source principale de notre dépendance à la connectivité constante.
À défaut de chercher nous-mêmes à structurer notre temps, nous préférons nous laisser entrainer par le courant de la communication.
On finit par évaluer notre propre valeur au nombre d’email lu et traité par jour, plutôt qu’aux tâches réellement complétées.
S’extirper de cette connectivité négative est possible, mais demande un effort afin de mettre en place des règles bénéfiques au long terme.
Comment s’échapper de la connectivité constante ?
La méthode ci-dessous a pour but d’établir des limites au temps passer sur la communication, afin de vous permettre de regagner le contrôle de votre temps et de votre concentration :
1/ Établir des limites strictes et non négociables
Commencer par choisir un créneau réservé au repos, lors duquel toute communication professionnelle sera prohibée.
Par exemple, déconnectez-vous complètement après 18 h et durant le weekend.
Cette première étape a pour but de vous fournir un moment pour recharger votre attention au quotidien (utiliser une routine de clotûre en fin de journée peut aussi aider).
2/ Communiquer avec transparence
Vos limites doivent être clairement communiquées avec votre entourage professionnel.
Parlez-en autour de vous, que ce soit à votre supérieur ou vos clients.
Expliquer que le résultat final de votre travail sera de meilleure qualité si vous pouvez recharger vos batteries au quotidien.
Tout le monde peut comprendre ça.
3/ Définir des blocs de pleine concentration
La connectivité est aussi un problème durant la journée et ces distractions vous empêchent de réaliser les tâches les plus importantes.
Pour vous concentrer pleinement, définissez des horaires durant lesquels toute forme de communication est interdite.
Si vous travaillez dans un bureau et êtes constamment dérangé, utilisez des écouteurs et expliquez que lorsque vous les portez, vous ne devez pas être dérangé.
Le but ici est de réduire les distractions constantes afin de vous réhabituer à la concentration en profondeur.
4/ Compartimenter votre emploi du temps
Une fois la base établie, il sera plus simple d’organiser votre temps en compartiments spécifiques.
Définissez par exemple des horaires précis pour lire et répondre à vos emails (deux fois par jour est suffisant).
De même, définissez des plages horaires lors desquelles vous accepterez les meetings.
Le reste du temps sera consacré au travail profond et pleinement concentré.
Comme on l’a vu avec l’exemple du BCG, la connectivité constante persiste du fait qu’il est presque impossible de démontrer que son opposé est plus efficace.
Dans un monde où le Principe de Moindre Résistance règne, les alternatives à la connectivité constante sont souvent ignorées.
Remettre en question ce paradigme demande du courage.
Il demande de réfléchir au vrai sens sur travail et à sa valeur.
Si être constamment réactif ne vous convient pas, il est temps d’essayer une autre méthode.
Sources:
1. Leslie A. Perlow et Jessica L. Porter. Making Time Off Predictable—and Required. Harvard Business Review, Octobre 2009.
2. Citation originale: “The Principle of Least Resistance: In a business setting, without clear feedback on the impact of various behaviors to the bottom line, we will tend toward behaviors that are easiest in the moment.”, Cal Newport, Deep Work